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Deux livres traduits de l'anglais sur Francis Bacon sont venus ces temps derniers nous apporter de manières différentes un regard passionné sur le peintre qui nous a quittés en 1992.
Dans l'excellente collection 1'"Univers de l'art" se trouve maintenant accessible dans une remarquable traduction le livre que John Russel consacra à Francis Bacon. Cet ouvrage dans l'édition originale anglaise date de 1971 et fut revu et augmenté en 1979 et 1993. Le deuxième livre, publié aux éditions "Le Promeneur", est celui de Daniel Farson "Francis Bacon, aspects d'une vie". Ces deux livres ne pour suivent pas le même but et la personnalité de leur auteur respectif nous offre des approches complémentaires de Bacon. Il sera sans doute, pour certains, plus difficile d'entrer dans le livre de Farson. Et pourtant, si l'on n'est pas désorienté par le côté cru et non distancié avec lequel cet auteur nous livre de multiples anecdotes sur la vie du peintre, au fil des pages apparaîtra la figure emblématique d'un homme qui ne laissa indifférente aucune des personnes qui l'ont fréquenté.
Farson peut appuyer son témoignage sur une amitié qui a duré quarante ans. Il est vrai que Bacon pouvait être extrêmement fidèle à ses amis, mais peu restaient dans son entourage immédiat. A lire Farson, c'est tout le milieu dandy, typiquement londonien, bohème argentée ou sans le sou, artistes paumés ou renommés, homosexuels extravertis ou gens du monde menant une double vie, qui défile, passe, s'arrête quelque temps ou s'incruste dans la vie de Bacon. Le peintre brûlait la vie par les deux bouts, ce que nous savions déjà. Ce que nous conte Farson c'est qu'en fait, dès qu'il eut été congédié par son père, avant l'âge de vingt ans, Bacon ne cessa pas jusqu'à sa mort de mener la même vie. Et cela bien avant que la célébrité et la fortune ne viennent le re joindre. Joueur impénitent, prodigue de l'argent qu'il n'avait pas, il adorait faire la fête, la faisait tout le temps et payait la note la plupart du temps. Ou alors on lui faisait crédit. Ainsi la propriétaire du fameux club, le "Colony Room", qui s'enticha immédiatement de lui et de sa personnalité prodigieuse au point, en 1949, de proposer à Bacon, le lendemain de sa première visite : "Je te donne dix Livres par semaine, tu pourras boire gratis mais, en échange, amène-moi des gens." Ici, Bacon se reprend et confie à Farson: "Non, même pas. Elle m'a dit : Amène-moi les gens qui te plaisent...". Et Bacon ne s'en priva pas ! Il n'était pas fortuné mais il finit par connaître tout le milieu aisé qui, soit s'intéressait à la peinture, soit fréquentait les milieux homosexuels, soit cherchait un supplément d'âme aux dérives de l'après-guerre. Soho, ce mélange anglais du quartier latin, de Pigalle et de Montparnasse, était l'aquarium idéal. Photographes, acteurs, peintres, écrivains s'y mêlaient la nuit et Farson, jeune photographe, devint le compagnon de Bacon et de ses amis d'élection. A ce titre, répétons-le, ce livre fourmille d'anecdotes sur un milieu, celui que fréquenta le peintre. Farson d'ailleurs nous prévient :
"Bien qu'instantanément passionné par Francis l'homme, je fus moins intéressé par sa peinture.
Peut-être est-ce aussi bien. De cette manière je n'étais pas toujours fourré dans l'atelier pour voir ses toiles et je ne l'embêtais pas de sempiternelles questions touchant à son art. Deakin (le photo graphe) même, avec sa grande culture et son goût intuitif, abordait rarement le sujet."
La tribu des artistes qui fréquentaient le "Colony Room" fut plus tard appelée "Ecole de Londres". Cette dénomination qui avait été trouvée par un peintre (R.B. Kita) en 1976, est erronée et aussi fantaisiste que toutes les étiquettes sur Bacon. En fait, "les gars de Muriel" ou la "pègre du Colony Room" se réunissaient surtout, nous dit Farson, pour aborder les sujets vraiment importants: "le sexe, l'alcool, les scandales, les rêves. Généralement, les artistes détestent parler de leur travail.". Vrai et faux ! Cela dé pend avec qui. Lucian Freud, Michael Andrews, Frank Auerbach étaient des habitués du lieu. Farson, qui les pratiquait, ne manque pas de relever que c'étaient des amis mais aussi des ennemis formidables, "sans doute parce que leur travail était si différent mais qu'au début ils se stimulaient mutuelle ment".
Lucian Freud était le plus proche de Bacon: "Ils partageaient la même passion pour l'art et le jeu.". Le jeu. C'est sans doute un des traits de Bacon qui apparaît le plus dans le portrait que donne Farson. La vie comme un jeu où tout, à chaque instant, peut être perdu, et regagné et reperdu. Ce détachement absolu de l'argent et la prodigalité extrême de Bacon sont sans doute l'aspect de sa personnalité quotidien ne que réussit à nous montrer Farson.
Car si le flot d'anecdotes sulfureuses sur la vie débridée de Bacon peut fatiguer, par moments, le livre parvient quand même à franchir la frontière du simple recueil d'images. Farson aimait Bacon et quarante années de fréquentation n'ont pas entamé la passion de l'amitié. Alors si on lit ce portrait avec le recul que peut donner l'expérience de la vie, et la patience requise, certaines pages de Farson, justement en s'attachant aux tribulations de l'homme social, délivrent brusquement un regard sur le peintre et l'homme d'une intensité sans faux-semblant. En 1989, Farson rapportait à Bacon les mots d'un cri tique, Richard Dorment, qui dans le "Daily Telegraph" avait écrit à propos de la seconde version du "Triptyque de 1944" de 1988, qu'il y avait quelque chose de vicieux de purement mauvais dans l'œuvre de Bacon. "Quand je rapportai ces mots à Francis au téléphone, en insistant sur "mauvais", il se mit à rire: "Je les trouvais plutôt gentils, moi.". Et Farson nous livre alors ce regard sur son ami :
"Personnalité manifestement extravertie, Francis était un peintre introverti et je crois que son désespoir était une manière de distiller son sentiment d'étouffement. L'encagement" lui permettait de se concentrer sur l'essence du désespoir, celle d'un athée incapable de se détacher de son manque de foi. A sa manière perverse, Francis Bacon est des peintres profondément religieux de ce siècle."
Partant des anecdotes, des fêtes, des démonstrations les plus provocatrices de Bacon en société, Farson raconte dans son livre toute la vie humaine du peintre de son enfance jusqu'à sa mort, et ponctue son propos de quelques pages magnifiques qui éclairent la profondeur de l'ami qu'il admire.
Différemment, c'est surtout à la profondeur de l'œuvre que s'attache le très grand critique, John Russel. Si celui-ci s'intéresse aussi à la vie du peintre, et certains faits sont éclairés d'un point de vue différent de celui de Farson, Russel se centre sur l'itinéraire pictural et la quête spécifique de Bacon. Disons que ce livre, au même titre que les entretiens que le peintre accorda à David Sylvester, est incontournable pour tous ceux que la peinture de Bacon fascine. L'ampleur et la précision de l'information contenue dans le livre par rapport à l'œuvre sont re haussées par la remarquable qualité du regard. Mais l'extrême intérêt de cet ouvrage tient au style propre de l'auteur, à la pertinence de son propos qui permet soit de renouveler le regard que nous pouvions porter sur Bacon, soit de creuser et de faire surgir des rapports auxquels nous n'avions pas accordé le temps d'émerger. Toute lecture attentive d'un livre d'art devrait nous rapprocher du peintre que nous aimons en élargissant notre point de vue. Sinon, à quoi bon lire sur une œuvre plutôt que de la regarder ?
Russel affûte notre regard. Bacon en sort plus immense encore que nous ne le supposions. Immense culture de Bacon, aussi cahotique soit-elle. Soif inextinguible d'un contact avec un égal qui pourrait partager avec lui, ou critiquer vraiment sa quête picturale. Russel nous parle de la rencontre avec Michel Leiris qui compta énormément pour Bacon. Car il se sentit alors compris comme peut être jamais auparavant. Russel cite un passage du livre de Leiris (1) que Bacon avait souligné :
"... le beau, n'existant qu'en fonction de ce qui se détruit et de ce qui se régénère, se présentera tantôt comme un calme dévoré par la tempête en puissance, tantôt comme une frénésie qui s'ordonne et cherche à contenir sous un masque impassible son orage intérieur...". Cette citation de Leiris, extraite d'un passage plus ample souligné par Bacon, nous renvoie à un moment du propos de Russel commentant un portrait de
Muriel Belcher, la fameuse propriétaire du "Colony Room":
"Ce portrait nous fait comprendre ce que Bacon voulait dire quand il déclara dans une conversation que, alors qu'à l'époque de Shakespeare la formule "être ou ne pas être" clouait de terreur les spectateurs, le problème du peintre aujourd'hui est "être et ne pas être". Autrement dit, les traces faites sur la toile sont censées constituer une image, et en même temps ne pas en constituer une: pour concilier le dé jà-dit au jamais-encore-dit, de manière que chacun renforce l'autre. Il me semble que "Miss Muriel Belcher" en est la première expression complète. La tête est humaine, et pourtant il y a en elle quelque chose des soubresauts du requin. C'est l'Expérience rendue visible: il n'y a rien de caché, et rien n'est fait pour le seul plaisir de la sensation; le sentiment est profond, vrai."
Il est bien sûr impossible de résumer le livre de John Russel dont il faudrait citer tant d'extraits pour en donner la véritable dimension. Mais, pour finir de vous inviter à lire ces deux livres bien différents dans leur propos, mais qui se rencontrent bien sou vent sur l'homme Bacon, je citerai cette phrase magnifique de Russel :
"Le sourire qui lui montait au visage quand il rencontrait par hasard un ami authentique était une véritable leçon en humanité. Ceux qui se l'étaient imaginé comme une sorte d'éternelle Cassandre, étaient souvent étonnés par son irrésistible chaleur humaine. Son humour gagnait même les plus récalcitrants, les nouveaux-venus effrayés par son renom."
Pour notre bonheur, Farson a photographié ce sourire qu'il nous donne dans son livre. C'est lui qui fait le lien entre ces deux ouvrages sur ce "personnage à jamais inoubliable, parmi ceux qui ont vécu le pinceau à la main".
A. Calonne